mercredi 27 décembre 2006

Marie-Nancy Vuille

Marie-Nancy Vuille, femme-écrivain, signait au masculin, André Gladès, du nom de jeune fille sa mère. C'est sous ce pseudonyme qu'elle mena une carrière de femme de lettres et de traductrice à Paris. Elle appartenait au mouvement naturaliste.

Marie-Nancy Vuille est née à Neuchâtel le 25 novembre 1867 dans le quartier du Seyon. Comme l'indique Edouard Rod dans la préface de "Florence Monneroy", une des oeuvres les plus connues de Marie-Nancy Vuille, elle se plaisait à rappeler la date et les lieux de sa naissance. Ce triste mois de novembre, disait-elle volontiers, est celui où l'on meurt le plus souvent dans sa famille.

Son père, M. Louis Vuille, appartenait à une bonne famille bourgeoise, originaire de La Sagne. Après un accident, l'écroulement d'une grande maison en construction, en avait compromis l'aisance il dut consacrer à la rétablir beaucoup d'efforts laborieux, une grande somme d'intelligence et d'énergie. De sa ville natale, il ne tarda pas à transporter le centre de son activité à Genève, où il réussit à fonder l'importante Brasserie de Saint-Jean. Il y avait épousé la fille d'un pharmacien d'origine allemande, Mlle Adèle Gladès.

Louis Vuille se donnait tout entier à ses affaires de brasserie. Trois filles naquirent. La prospérité croissante aurait assuré une existence paisible, mais la maladie s'abattit sur la jeune mère, les années d'angoisses commencèrent. Quels troubles la maladie prolongée de la femme et de la mère apporte à un foyer ! L'homme est veuf sans l'être, en pleine maturité, en pleine vigueur. Ses enfants manquent de ces soins maternels que rien ne peut remplacer : dans le
malheur commun, leur part est souvent la plus grande, observe Edouard Rod
.

La jeune Marie-Nancy Vuille grandit à Genève. Genève est une ville où les jeunes filles s'en vont souvent seules à l'École secondaire ou au Conservatoire, dans la sécurité des rues : Nancy, comme beaucoup d'autres, sortait sans " chaperon ", le plus souvent avec l'une de ses sieurs cadettes, observe Edouard Rod, dans cette préface de "Florence Monneroy. Or, un jour, il lui revint qu'un des pasteurs de la ville avait dit à une personne de ses relations Pourquoi rencontre-t-on toujours les demoi-selles Vuille seules ? Cela n'est vraiment pas " comme il faut ". En me rapportant ce blâme, qui l'avait frappée dans son ombrageuse fierté, elle s'écriait "Comprenez-vous cela, dites? Nous n'avions personne pour nous accompagner : fallait-il donc nous enfermer chez nous comme dans une prison?"

De Londres à Paris


Avec sa seconde soeur, Marie-Nancy Vuille passa une année dans un pensionnat allemand, à Weinheim, près d'Heildelberg, puis deux années dans un pensionnat anglais, à Hampstead, près de Londres, où elle donna aussi des leçons de. français.

Je ne crois pas que l'Allemagne l'ait beaucoup influencée : on l'y obligeait à travailler la musique, qu'elle n'aimait guère. En Angleterre, au contraire, tout lui plut : la langue qu'elle apprit à fond, la littérature dont elle s'imprégna, l'ordon-nance régulière de l'esprit et des moeurs. Elle revint. avec un aspect et comme un accent anglais. Rien ne la réjouissait comme d'être prise pour une Anglaise. Dans notre petit cercle, nous l'avons toujours appelée " miss Nancy " : une amie de ma fille, qui vit son portrait dans un journal, ne l'avait jamais connue que sous ce nom-là.


Londres lui fit forte impression. J'en retrouve l'écho dans un petit poème, Saint-Paul de Londres, qui fut écrit, je crois, en i 89o, et qui témoigne également de son état d'esprit à ce moment-là



C'est l'église de la cité, Calme, dans la rue agitée.
Contre ses murs mornes et gris Les bruits de la ville se brisent.
Sous les voûtes, un roulement Confus de lointaine tourmente
Scande d'un sanglot infini Les plaintes de la litanie.
Que de paix, Seigneur, que de paix ! Entre ces murailles épaisses,
Où la voix des enfants de choeur Monte et descend, exulte ou pleure !
Oh ! s'anéantir, oublier !.. . Oh! monter avec la prière...



Contre toute attente, la maman de Marie-Nancy Vuille s'est rétablie. Elle divorce de son mari. Marie-Nancy vit dans le bas de la rue du Mont-Blanc, à Genève, avec son père et sa seconde sueur. Les fenêtres de l'appartement ouvraient sur l'île Rousseau, tandis que sa mère déménage vers une pittoresque " campagne " au Pommier, près du Petit-Saconnex. C'est à cette époque qu'elle se mit à écrire, d'abord sous le pseudonyme d'Anne-Marie, puis sous celui d'André Gladès, qui fut bientôt remarqué. Elle commença naturellement par des vers. Puis elle fit des nouvelles, des romans, des traductions, des essais.

Elle venait de publier son excellente traduction du Mystère du poète, de Fogazzaro, et quelques nouvelles dans la Revue de famille et dans d'autres périodiques, quand son père se décida à quitter Genève avec ses deux filles aînées : il avait racheté, avec une société de capitalistes genevois, la brasserie des Moulineaux, qui rentrait dans la liquidation du baron de Reinace, et il allait s'établir à Paris (1893). Longtemps avant cet exode, note Edouard Rod, Paris exerçait déjà sur Mlle Gladès, à distance, son habituelle attraction. Il ne la déçut pas : elle l'aima. En douze années, elle ne le quitta, sauf ses séjours en Suisse, que pour revoir l'Angleterre et passer quelques semaines à Rome, chez ses amis M. et Miss Brewster.

Romans et nouvelles

C'est à Paris que Marie-Nancy Vuille écrivit ses trois romans ("Au gré des choses", 1895 ; "Résistance", 1898; "le Stérile sacrifice", 1901) ; de nombreuses nouvelles; plusieurs essais, entre autres une étude sur le poète italien Giovanni Cena ; des traductions, rarement signées, du "Mystère du poète", du "Petit monde d'autrefois", de la "Femme en gris", de "l'Amulette de Neera", du "Pintoricchio" de Corrado Ricci, de diverses nouvelles de Fogazzaro, Giacosa, Neera, Deledda, etc.

Je n'ai pas l'intention de mêler des appréciations littéraires à cette simple étude d'âme, commente Edouard Rod; je ne puis pourtant m'empêcher de dire qu'une de ses nouvelles, Florence Monneroy, me paraît un chef-d'oeuvre, que le Hasard est bien près d'en être un, et que les dernières pages du Stérile sacrifice sont parmi les plus poignantes, les plus puissamment expressives que je connaisse. Aucune trace de rhétorique, dans ces morceaux dont l'émotion vous prend à la gorge : la vérité d'un sesntiment profond en fait la force, et elle y parle la langue simple, vigoureuse et directe qu'elle seule sait parler.

A propos des trois romans de Marie-Nancy Vuille, alias André Gladès, Edouard Rod souligne que, s'ils ne sont pas parfaits, avec leurs défauts ou leur gaucherie d'exécution, ils révèlent une telle délicatesse d'âme, un si sincère talent d'expression, une si diligente intelligence de la vie qu'on ne les saurait lire avec indifférence. Ils ont en outre cet avantage de former un tout homogène. (...) Ils constituent une étude très complète des conditions de la femme seule, aux prises avec les difficultés de la vie et de l'amour : dans le premier, l'héroïne, mal armée, trop faible, s'abandonne au courant; mieux trempée et mieux préparée, elle résiste dans le second, se relève après la chute par l'effort du tra-vail, conquiert ses droits au bonheur; dans le troisième, elle renonce à sa part de joies pour obéir à une idée chrétienne de sacrifice dont elle regrettera plus tard d'avoir écouté le conseil; un quatrième roman, qui est inédit et dont je ne veux pas parler encore, devait, en opposition avec le Stérile sacrifice, aboutir au triomphe dans la liberté, comme l'indique son beau titre, "Forts et joyeux"; et c'est celui, sans doute, où Mlle Gladès aurait le plus com-plètement exprimé son idéal de vie. Cette unité donne à l'oeuvre une certaine grandeur : on la consultera plus tard, quand on voudra connaître l'état d'esprit des femmes de notre temps, retenues encore dans les entraves des anciennes moeurs et attirées par les perspectives d'indépendance que leur ouvrent les moeurs nouvelles.

Marie-Nancy Vuille est décédée début 1906, des suites d'une longue maladie. Edouard Rod raconte que toute jeune, la femme-écrivain s'était prise de tendresse pour sa grand-mère maternelle, lui consacrant un de ses premiers petits poèmes. Je n'ai pas encore retrouvé ce morceau dans ses papiers; elle me l'avait montré il y a bien longtemps. Le dernier vers en est resté dans ma mémoire Est-ce ton âme en moi, mon arrière -grand'mère?... C'était un de ses charmes, la poésie qu'elle mettait à évoquer des choses lointaines, des figures effacées, un passé qu'elle n'avait pas connu et qui pourtant semblait flotter dans sa mémoire. Elle avait le culte de ces souvenirs ancestraux, de cette vie antérieure qu'ont vécue pour nous les inconnus qui nous ont précédés, dont les douleurs et les joies, les regrets et les voeux nous ont faits ce que nous sommes.

Edouard Rod de rappeler un de ses petits poèmes de Marie-Nancy, daté de décembre 1890:

N'avez-vous pas senti s'agiter en votre être
Tout un passé lointain impossible à connaître,
Mais qu'on a là pourtant?
Ce sont des souvenirs de pâleur effacée,
Des pays entrevus, qui hantent la pensée
De leur vague irritant ;
Ou bien de très beaux vers doux et mélancoliques
Dont on connaît déjà les accents poétiques
Avant qu'on les ait lus.
C'est une intuition de choses entrevues.
Quelles choses? Où? Quand ! Hélas! peines perdues,
L'esprit ne le sait plus. . . .


Bibliographie:

Parmi les oeuvres cataloguées par le Réseau des bibliothèques neuchâteloises et jurassiennes:
"Au gré des choses", Paris, Perrin, 1895 "Résistance", Paris, Perrin ; Lausanne : F. Payot, 1898"Le stérile sacrifice", Lausanne : F. Payot, 1901 "Les hôtes du Moulin-Boqueteau", Paris : Ed. de "La revue hebdomadaire", 1907

Un grand merci à Roland Vuille qui a scanné "Florence Monneroy" et "Les hôtes de Moulin-Boqueteau".

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